Apostillas para una obra invisible

Pourtant, la perspective de Masotta peut être repensée à partir de ce que Jacques Rancière 18 reconnaît dans le fondement de tels pro- grammes esthétiques, à savoir, l’introduction d’un certain partage du sensible . C’est-à-dire l’idée que les pratiques artistiques représentent des manières de faire qui interviennent dans la distribution des rap- ports entre le visible et le dicible, entre le visible et l’invisible. Rancière ajoute que, pour produire de telles perturbations des agencements du sensible, les œuvres d’art n’abandonnent pas le domaine du visible mais se servent bien des images, en les détournant de leurs destins. Ainsi, loin de l’identifier avec un douteux repli du visuel, la dematé- rialisation dans l’art pourrait être abordée comme ayant à faire avec un singulier destin des images capable de remanier les distributions habituelles du sensible 19 . Avec Lissitzky Selon Lissitzky, la dématérialisation est la conséquence directe d’une certaine évolution des techniques. «L’idée qui actuellement pousse les foules – écrit l’artiste russe – s’appelle matérialisme ; cependant, la dématérialisation est la caractéristique de l’époque. Que l’on pense à la correspondance par exemple : le nombre des lettres s’accroît, la quantité de papier augmente, la masse de matériel consommé s’étend, jusqu’à que l’arrivée du téléphone l’allège [...]. Résultat : la matière diminue ; le processus de dématérialisation augmente chaque fois plus, les lourdes masses de matières sont remplacées par l’énergie libérée» 20 . Il s’agit encore ici du remplacement d’une matière «lourde» par une matière «légère», moins matérielle. Cependant, il est en plus ques- tion d’un changement dérivé des progressions techniques qui pous- sent l’art à travailler sur des matières plus libérées. En ce sens, il est question d’une perspective qui s’avère étonnamment proche des propos que Jean-François Lyotard 21 a pu tenir soixante ans après, concernant les bouleversants effets de l’avènement des immatériaux. Toutefois, d’après Lissitzky, la dématérialisation ne touche pas di- rectement l’art, mais tout d’abord les techniques. L’art ne dématéri- alise pas : il rencontre des matières légères qui avaient été préala-

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